3

 

Sparta se dissimulait derrière les trembles dénudés qui bordaient l’étendue gelée, attendant que le halo doré du soleil couchant eût abandonné le ciel moucheté de nuages. Le froid engourdissait ses orteils et ses doigts, les lobes de ses oreilles et l’extrémité de son nez. Son estomac grondait. La basse température ne l’incommodait guère, lorsqu’elle marchait, mais elle frissonnait depuis qu’elle avait dû s’arrêter pour guetter la venue des ténèbres. À présent que la nuit était tombée, elle pouvait repartir.

Elle venait de glaner une information importante… au cours de la fraction de seconde pendant, laquelle le Snark avait effectué une pause et calculé sa nouvelle trajectoire… juste avant de sauter de l’appareil qui demeurait en vol stationnaire à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol et de laisser celui-ci voler au-devant d’une destruction inévitable. Elle connaissait désormais la date exacte. Le jour, le mois et l’année. Cette dernière révélation l’avait fortement ébranlée. Si les souvenirs qui tourbillonnaient dans son esprit devenaient plus nombreux au fil des minutes, elle savait à présent que les plus récents d’entre eux se rapportaient à des faits s’étant produits une année auparavant. Et depuis l’abandon de son appareil, alors qu’elle cheminait péniblement dans la neige, elle n’avait cessé de s’interroger sur l’étrange phénomène d’extension de ses sens.

Elle savait de façon viscérale que pendant la dernière heure… bien qu’elle ne se fût pas accordé le loisir de tester ses nouvelles capacités… ses facultés extraordinaires en plein développement s’étaient en partie placées sous le contrôle de son esprit. Elle était même parvenue à se remémorer à quoi servaient certains de ces pouvoirs… ce qui lui permettait de moduler la sensibilité de ses sens – goût, odorat, ouïe, toucher, et surtout vision.

Mais il lui arrivait encore d’en perdre momentanément la maîtrise. La senteur à la fois douce et âcre des aiguilles de pin parsemant la neige la plongea dans une ivresse étourdissante qui menaça à plusieurs reprises de la terrasser. La nacre fondante du soleil couchant métamorphosa le monde en un kaléidoscope tournoyant parcouru de pulsations, une débauche de lumières. Elle attendait la fin de ces crises, consciente que ces dernières finiraient par s’atténuer et qu’il lui serait alors possible de recouvrer sa lucidité au prix d’un simple effort de volonté. Ensuite, elle reprenait sa lente progression.

Elle comprenait désormais une partie des raisons de son épreuve. Elle avait conscience que si l’on venait à apprendre quels étaient ses étranges pouvoirs, cela pourrait lui être fatal. Elle savait également qu’elle connaîtrait un sort identique si elle se livrait aux autorités, quelles qu’elles fussent.

Finalement, l’obscurité fut assez profonde pour dissimuler son approche et elle traversa le champ enneigé en direction d’une lointaine grappe de points lumineux apparaissant à l’intersection de deux étroites routes goudronnées. Sur une enseigne suspendue à l’avant-toit de tôle ondulée d’une des bâtisses de bois délavé par les éléments, la clarté jaunâtre d’une ampoule nue révélait les mots :

« BOISSONS. REPAS. »

Elle dénombra une demi-douzaine de véhicules garés devant la taverne rustique, des voitures de sport et des 4 x 4 aux toits garnis de porte-skis. Elle s’arrêta à l’extérieur et tendit l’oreille…

Elle entendait les tintements et les claquements des bouteilles, les miaulements plaintifs d’un chat qui réclamait son repas, les craquements des chaises et des lattes du plancher, le grondement d’une chasse d’eau au-delà de la salle et, couvrant tout cela, les beuglements d’une sono réglée juste en deçà du seuil de la souffrance auditive. Sous cette musique… les invectives violentes d’un chanteur, les roulements de tonnerre d’une basse, les plaintes modulées d’une suite d’accords plaqués sur un synthékord et les martèlements de trois types de percussions différentes…, elle capta quelques conversations.

— Seulement des pierres et de l’herbe sèche, grommelait une fille. Ceux des télésièges ont un sacré culot d’oser vendre des billets.

Ailleurs, un adolescent tentait de soutirer des notes de cours à ses camarades de collège. En un autre endroit… le bar, supposa-t-elle…, un homme parlait de son travail. Elle écouta un moment et accorda son ouïe sur la fréquence de sa voix, jugeant ses propos plus prometteurs que ceux des autres clients…

— … et cette fille aux cheveux qui descendaient jusque-là et qui restait plantée devant moi, uniquement vêtue d’un minuscule bout de soie rose transparente comme ceux qu’on voit dans les pubs des grands magasins. Mais comme si je n’existais pas.

— Elle était probablement camée. Ils le sont tous, là-bas. Tu connais leur super-console de montage sensorielle, le truc qui est censé permettre de rentabiliser le studio. En bien, le type qui s’en occupe est tellement défoncé à longueur de temps que je me demande comment il peut encore éprouver quelque chose…

— Mais les filles. Voilà ce qui me fait de l’effet. Où je veux en venir, c’est qu’on passe son temps à trimbaler des décors d’un côté et de l’autre, pas vrai ? Avec toutes ces blondes, ces brunes et ces rousses qui sont assises, debout ou couchées autour de nous…

— La plupart de ceux qui débarquent dans ce trou perdu prétendent qu’ils veulent louer le studio, mais c’est seulement pour magouiller, mon vieux. Ils achètent et ils vendent…

Sparta écouta jusqu’au moment où elle obtint la confirmation qu’elle attendait, puis elle s’isola du brouhaha provenant de la salle et reporta son attention sur les véhicules garés à l’extérieur.

Elle accorda le spectre de sa vision sur les infrarouges afin de voir les empreintes laissées sur les poignées des voitures. Les plus rougeoyantes venaient d’être déposées et elle s’intéressa à ces dernières, jugeant improbable de voir leurs propriétaires ressortir aussitôt de l’établissement. Elle étudia l’intérieur d’un cabriolet maculé de boue et les marques incandescentes de deux paires de fesses dans les sièges-baquets. Une couverture de voyage roulée en boule sur le plancher, devant la place du passager, dissimulait un autre objet irradiant de la chaleur. Sparta espéra avoir trouvé ce qu’elle cherchait.

Elle retira son gant droit. Des extensions chitineuses apparurent sous les ongles de son index et de son majeur et elle les fit doucement pénétrer dans la fente de l’Idcarte, du côté passager. Elle sentit le léger picotement des électrons qui suivaient les polymères conducteurs ; des images de nombres dansèrent au seuil de sa conscience ; les molécules de surface de ces sondes s’autoprogrammèrent si rapidement que seule l’intention fut perçue, non le processus. Ces extensions se rétractèrent à l’intérieur de ses doigts dès qu’elle les écarta de la portière. Cette dernière s’ouvrit, sa serrure-alarme désactivée.

Elle renfila son gant et souleva le plaid. L’objet qu’il dissimulait était un sac à main récemment manipulé. Elle y trouva une Idcarte qu’elle subtilisa avant de remettre le sac à sa place – sous la couverture de voyage qu’elle replia comme auparavant en se basant sur l’image de l’habitacle qu’elle avait temporairement stockée dans sa mémoire. Elle repoussa doucement la portière.

Sparta battit des pieds sous le porche pour faire tomber la neige qui adhérait à ses bottes, puis elle poussa les doubles portes branlantes et fut assaillie par une explosion de fumée et de musique amplifiée au-delà du seuil de distorsion. La plupart des clients étaient des couples et des collégiens de retour des stations de sports d’hiver. Quelques mâles locaux, reconnaissables à leurs jeans déchirés et à leurs chemises à carreaux en flanelle, s’agglutinaient à l’extrémité du comptoir d’acajou. Tous rivèrent leurs yeux sur Sparta qui se dirigeait effrontément vers eux.

Le charpentier dont elle avait un peu plus tôt suivi la conversation était facile à identifier, grâce à une règle laser glissée dans un étui de cuir râpé pendant sur sa hanche. Elle se hissa sur le tabouret le plus proche du sien et lui adressa un regard condescendant avant de reporter son attention sur le serveur.

Les cheveux orange bouclés de ce dernier la firent sursauter. Son angoisse fut brève, cependant – il avait également une barbe frisée.

— Qu’est-ce que ce sera, pour vous ?

— Un verre de rouge. Auriez-vous quelque chose d’acceptable à manger ? Je meurs de faim.

— La tambouille habituelle de l’autochef.

— Zut… Alors, un cheeseburger. Moyen. Avec une garniture complète et des frites.

Le barman se dirigea vers une console d’acier inoxydable striée de traînées de graisse figée installée derrière le comptoir et pressa quatre boutons. Puis il prit un verre sur l’étagère située au-dessus de sa tête et le plaça sous un tuyau, d’où s’écoula un vin pétillant ayant la couleur du jus d’airelle. Sur le chemin du retour, il arracha de la gueule nickelée de l’autochef le hamburger et les frites, transporta les deux assiettes en équilibre dans sa large main droite, puis fit glisser le tout sur le bar en direction de sa cliente.

— Quarante-trois dollars. Service compris.

Elle lui tendit l’Idcarte, qu’il posa sur le comptoir après avoir enregistré la transaction. Sparta ne la ramassa pas immédiatement, se demandant laquelle des femmes présentes dans l’établissement venait de lui offrir à dîner.

Le barman, le charpentier et les autres hommes qui l’entouraient semblaient à court de sujets de conversation ; tous la regardaient manger sans rien dire.

Les sensations olfactives et gustatives procurées par la mastication et la déglutition étaient intenses au point de surcharger ses systèmes internes avides. La graisse figée, les sucres carbonisés et les protéines prédigérées suscitaient à la fois sa convoitise et son écœurement. Pendant quelques minutes, la faim fut plus forte que le dégoût.

Lorsqu’elle eut terminé son repas, elle se lécha les doigts puis releva les yeux.

Elle porta à nouveau sur le charpentier un long regard lourd de mépris, sans faire cas du barbu qui se trouvait derrière lui et l’étudiait avec fascination.

— Je vous ai déjà vue quelque part, dit le charpentier.

— J’en doute, rétorqua-t-elle.

— Si, je vous connais. Vous ne faisiez pas partie de ces filles qui sont montées à Cloud Ranch, ce matin ?

— Ne me parlez pas de ce trou perdu. Je ne veux plus jamais entendre mentionner son nom.

— Je ne m’étais donc pas trompé.

Il hocha la tête avec satisfaction puis adressa au barman un clin d’œil entendu. Son compagnon barbu l’imita, mais le sens de sa mimique resta un mystère pour toutes les autres personnes présentes. Le charpentier pivota à nouveau vers Sparta, afin de l’étudier lentement de la tête aux pieds.

— J’ai su que c’était vous à la façon dont vous m’avez regardé. Naturellement, vous avez plutôt changé.

— À quoi ressembleriez-vous, si vous aviez dû marcher dans la neige pendant toute une demi-journée ?

Elle tirailla une mèche de ses cheveux bruns emmêlés, paraissant blessée dans sa fierté.

— Personne ne vous a proposé un passage ? Sparta haussa les épaules et regarda droit devant elle, feignant de boire une petite gorgée de ce vin infect. Il insista :

— J’ai l’impression que vous en avez ras le bol, non ?

— Vous vous prenez pour qui ? Un de ces connards de psys ? gronda-t-elle. Je suis violoniste. Et quand on m’engage pour jouer du violon, je manie mon archet et rien d’autre. Comment se fait-il que les seuls qui arrivent à se faire du fric dans cette profession soient les lèche-culs ?

— Vous avez mal interprété mes paroles, fit son interlocuteur en passant la main dans ses cheveux blonds emmêlés. Ils ne tournent pas que des sensies musicaux, là-haut. Tout le monde le sait, ici.

— Je ne suis pas d’ici.

— Ouais.

Il but pensivement une gorgée de bière, imité par son compagnon.

— Eh bien… désolé.

Tous entreprirent de contempler le contenu de leurs verres ; un groupe de philosophes plongés dans des méditations profondes. Le barman prit un chiffon et essuya pensivement le comptoir.

— Et d’où venez-vous ? demanda le charpentier, avec espoir.

— De l’Est. Et je regrette d’en être partie. Annoncez-moi qu’un car doit partir pour New York dans dix minutes et vous aurez droit à toute ma reconnaissance.

Le barbu eut un rire, mais pas le charpentier.

— Il ne passe aucun car, ici.

— Ça ne m’étonne pas.

— Ne vous trompez pas sur mes intentions, mais je compte aller à Boulder, ce soir. Là-bas, vous pourrez trouver un moyen de transport.

— Et vous, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. J’ai seulement dit que vous auriez droit à ma reconnaissance.

— Rassurez-vous, m’dame.

S’il manifestait de l’humilité, il n’en était pas moins un homme et sans doute comptait-il tenter sa chance auprès d’elle. Sparta n’y voyait aucun inconvénient, dès l’instant où cela lui permettrait de se rapprocher de la civilisation.

 

*

 

Le charpentier finit par se laisser convaincre de la conduire jusqu’à l’aéroport de Denver, à cent cinquante kilomètres de là. Il ne l’importuna pas pendant les soixante-dix minutes de trajet, se contentant du semblant de conversation qu’elle acceptait d’alimenter, et ce fut sans paraître dépité outre mesure qu’il prit congé d’elle avec une poignée de main énergique.

Elle entra dans le terminal et libéra un soupir en se laissant choir dans le fauteuil de chrome et de plastique noir le plus proche. La salle était bondée et Sparta se sentait apaisée par les bruits, les clignotements des néons, les écrans lumineux des panneaux d’affichage, les reflets verdâtres diffus renvoyés par toutes les surfaces polies. Elle ferma son manteau à carreaux et s’abandonna à sa lassitude et à son soulagement. Elle avait regagné la civilisation et l’anonymat de la foule, et elle disposait d’un accès aux moyens de transport et de communication, aux services financiers, à l’ensemble de l’immense système nerveux électronique qui assurait la cohésion de ce pays, de la Terre et des colonies spatiales. En ce lieu, il lui serait possible d’obtenir ce qu’elle désirait sans se faire remarquer. Et pendant quelques minutes il lui fut loisible de rester assise, à découvert, et de prendre du repos sans devoir se dissimuler, certaine que rien dans son aspect banal ne pourrait attirer l’attention.

 

*

 

Elle rouvrit les yeux sur un vigile qui l’étudiait avec suspicion, le doigt levé vers l’oreille droite, sur le point d’utiliser son auricom.

— Vous dormez depuis une demi-heure, m’dame. Vous avez besoin de repos, et vous devriez vous rendre dans la ruche du Cinq.

Il tapota son oreille.

— Mais vous préférez peut-être que je contacte le refuge ?

— Seigneur, monsieur l’agent, je suis affreusement désolée. Je n’avais pas conscience de…

Elle porta le regard vers l’écran sur lequel les vols étaient annoncés.

— Oh non ! Ne me dites pas que je vais également rater celui-là !

Elle se leva et courut vers le plus proche des tapis roulants menant vers les aires de lancement.

Elle attendit d’être entourée d’autres passagers pour regarder derrière elle. Les voyageurs en tenues de vacances de plastique et de métal semblaient moroses, sans doute parce que leurs congés étaient terminés et qu’ils se trouvaient sur le chemin du retour. Elle feignit de fouiller dans ses poches avec panique, avant de descendre du tapis roulant à la première correspondance et de rebrousser chemin en direction des salles d’attente.

Elle entra dans les toilettes pour dames, s’étudia dans un miroir et eut un choc. Banale n’était certainement pas le mot qui convenait pour la décrire ; elle était crottée, dépenaillée. Ses cheveux bruns, sales et graisseux, pendaient sur ses joues en formant des mèches qui évoquaient des serpents ; des cernes sombres soulignaient ses yeux ; de la boue rougeâtre séchée maculait ses bottes et son pantalon, ainsi que les pans de son manteau.

Que le flic l’eût suspectée d’être une non-Id n’était guère surprenant. Il avait vu juste, naturellement… un seul service gouvernemental avait un fichier sur elle… mais l’homme avait sauté sur cette conclusion pour d’autres raisons. Elle devait remédier rapidement à cette situation.

Elle se lava le visage, l’aspergeant d’eau glacée jusqu’au moment où elle fut pleinement éveillée. Puis elle partit à la recherche des boxes télématiques les plus proches.

Elle se glissa dans la cabine et étudia le terminal. Le petit écran éteint et le clavier permettaient de joindre presque instantanément toute personne se trouvant sur Terre ou dans l’espace et souhaitant être accessible (contacter des gens qui refusaient d’être importunés prenait un peu plus de temps).

C’était l’accès à d’immenses banques de données publiques (consulter des fichiers protégés réclamait également de la patience). C’était le moyen de procéder à des emprunts ou à des placements, de régler ses dettes, d’investir, de parier, d’acheter n’importe quel article ou service légal (procéder à des transactions illicites entraînait aussi une attente supplémentaire). Il suffisait pour cela que le client eût une Idcarte en cours de validité et un compte personnel suffisamment approvisionné.

Sparta s’était débarrassée de celle qu’elle avait subtilisée dans le cabriolet en la laissant tomber dans la neige, à côté de la porte de la taverne, afin de ne pas laisser la moindre trace de ses déplacements. Mais dans l’intimité d’un box télématique… le genre d’isolement que seul un lieu cerné par la foule pouvait lui offrir…, cela ne constituait pas un obstacle insurmontable.

Comme dans le cadre de la compétition incessante opposant les techniciens qui conçoivent les blindages et ceux qui mettent au point des projectiles à même de les perforer, l’interminable combat des créateurs de logiciels et des pirates de l’informatique formait une spirale évolutive sans fin. En ces jours de la fin du XXIe siècle, accéder à certains programmes n’était pas chose aisée, même pour un expert.

Sparta était certaine d’avoir reçu une formation approfondie en ce domaine, sans pouvoir pour autant se remémorer dans quel but. Elle inséra ses sondes digitales dans la fente du récepteur d’Idcarte et se passa du clavier pour accéder directement au système…

Dans l’univers de l’informatique, cependant, on ne trouve aucun paysage miroitant, nulle structure de données cristalline, nul nodule rutilant d’inférences et de signification. Le courant électrique… tout comme la lumière… ne transporte en lui aucune image, si ce n’est celles qui y ont été encodées.

Mais elles doivent alors être filtrées et traduites par des multiplexeurs analogiques, des faisceaux dirigés, du phosphore luminescent, des diodes excitées, des suspensions liquides magnétisées en ébullition, la trame d’un écran. S’il n’y a pas la moindre structure visible au sein de l’électricité, les relations y sont par contre nombreuses. Des formes organisées, des harmoniques, des ensembles.

Les flots de données en question sont des nombres interminables qui se décomposent en valeurs plus petites, des bits à l’infini. Tenter de visualiser ne serait-ce que d’infimes fragments de ce raz de marée numéral dépasse les capacités de tout système pluridisciplinaire jamais mis au point. L’odorat et le goût sont différents. Le toucher est différent, de même que la perception de l’harmonie. Tous les sens sont sensibles aux structures et, parce qu’il existe des processus analogues à des niveaux supérieurs, certains individus trouvent de la beauté aux nombres. Chaque époque a eu ses calculateurs prodiges – des génies ou des débiles savants. Pour créer à dessein un tel personnage, il est indispensable de disposer d’une connaissance parfaite de l’étrange système nerveux de ceux qui savent manipuler les nombres. À ce jour, un tel exploit n’avait été accompli qu’une seule fois.

Sparta l’ignorait. Comme tous les calculateurs prodiges, elle était fascinée par les nombres premiers, avec lesquels elle jonglait sans la moindre difficulté. Contrairement à celui des personnes précitées, cependant, le lobe droit de son cerveau abritait des extensions neurales artificielles qui augmentaient considérablement ses capacités de calcul, des structures dont elle ignorait l’existence alors même qu’elle les mettait à contribution. Si les systèmes d’encryptage de données avaient fréquemment pour clé de grands nombres premiers, ce n’était pas le fait d’une simple coïncidence.

Paisiblement assise dans ce box télématique du terminal de Denver, le regard rivé à l’écran, Sparta semblait étudier la danse des signes alphanumériques. Mais elle n’accordait aucune attention aux symboles qui défilaient rapidement devant ses yeux, car ses sens s’étendaient bien au-delà de l’interface. Ils suivaient la piste laissée par la senteur acre d’une clé familière dans le système de communications, tel un saumon remontant la trace de son ruisseau natal dans les profondeurs de la mer – hormis que Sparta ne nageait pas et que l’océan d’informations s’enflait pour former un raz de marée à l’intérieur de son esprit. Immobile, elle se rapprochait de son but.

Le financement des organismes gouvernementaux dont l’existence n’est pas officielle ne peut figurer dans le budget d’un État mais est divisé et disséminé dans celui de nombreux autres services, passé dans des postes insignifiants avant d’être détourné sous le couvert de transactions effectuées avec des responsables d’entreprises et des banquiers compréhensifs. S’il se produit parfois un retour de flamme… par exemple lorsqu’un parlementaire qui n’a pas été mis dans la confidence par ses collègues demande publiquement pourquoi les forces armées ont réglé une facture de plusieurs millions de dollars pour des « pièces de rechange d’hélicoptère » et ne peuvent en contrepartie exhiber qu’une poignée de rondelles et de boulons…, la plupart du temps, seuls quelques initiés savent, ou se soucient de savoir, quelle est la destination véritable de ces sommes.

L’argent était devenu électronique, de simples nombres en changement constant, des transactions opérées d’un code à l’autre. Sparta remontait vers la source de l’un d’eux. Après s’être glissée dans les mémoires de la First Tradesmen’s Bank de Manhattan par un accès verrouillé, sa conscience découvrit le fil d’or qu’il lui suffirait ensuite de suivre.

Les personnes qui l’avaient dotée de ces capacités hors du commun n’avaient pas un seul instant imaginé quelles utilisations ludiques elle parviendrait à leur trouver.

Ici, dans ce box télématique, procéder au transfert d’une somme relativement modeste et raisonnable ne lui posait aucun problème ; quelques centaines de milliers de dollars débités d’un poste insignifiant du budget de sa cible (« entretien et surveillance des bureaux »), passés au crédit d’un prestataire de services véritable puis de son sous-traitant et, par une boucle tronquée, dans les comptes occultes d’un organisme gouvernemental… dont les ordinateurs enregistreraient la somme pendant une microseconde avant de l’effacer de leurs mémoires et d’interrompre net toute recherche… et finalement par une succession d’adresses aléatoires jusqu’à une petite banque new-yorkaise : la Grand Hook Savings and Loan, dont la simplicité de la clé la sidéra et dont l’agence de Manhattan put s’enorgueillir de compter une nouvelle cliente sans même le savoir – une jeune femme qui se nommait…

Il lui fallait fournir ce renseignement, et rapidement. Pas son prénom véritable, pas Linda, pas L.N., mais Ellen, et à présent un nom de famille. Ellen, Ellen… Elle tapa le premier mot qui lui traversa l’esprit. Elle s’appelait désormais Ellen Troy.

Sparta n’avait plus besoin d’utiliser le box télématique que pendant quelques secondes, le temps de réserver une place sur un vol reliant Denver à JFK. La quittance et le billet glissèrent sans bruit de l’imprimante. Elle retira ses sondes digitales du récepteur d’Idcarte.

Sa navette ne décollerait qu’au matin. Elle décida de gagner la ruche du Terminal Cinq, de prendre une alvéole pour le reste de la nuit, de faire un brin de toilette et de nettoyer ses vêtements, puis de s’accorder un repos bien mérité. Elle eût aimé aller faire l’acquisition d’une nouvelle garde-robe, mais en raison de la situation économique actuelle, avec les robots qui se chargeaient d’effectuer toutes les tâches techniques et les humains qui se livraient à une âpre compétition dans tous les autres domaines, les boutiques des lieux publics les plus fréquentés grouillaient de vendeurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle ne pourrait procéder à aucune emplette avant de s’être procuré une Idcarte personnelle, dans un tel endroit tout au moins.

Mais elle savait que la Great Hook Savings and Loan s’empresserait de remplacer la carte qu’elle venait de « perdre ». La consultation de son fichier ne confirmerait-elle pas que Mlle Troy faisait partie des plus fidèles clients de cette banque depuis près de trois ans ?

 

Point de rupture
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